La figure de l'idiot dans « Des souris et des hommes » de John Steinbeck et « Dancer in the Dark » de Lars von Trier

            Dans le lexique gréco-latin, le mot « idiot » signifie marginal, extraordinaire, unique[1]. Au fil du temps, le terme prend diverses formes et adoptent plusieurs définitions, parfois de sens contradictoires. Au XIXe siècle, ce terme perd tout son sens positif. Il devient alors purement médical. Il est désigné pour décrire l'être le plus bas dans l'échelle humaine, au quasi-même rang que l'animal[2]. La littérature s'y est intéressée à travers les âges afin de rendre compte de la différence et de la singularité d'esprit de ces êtres. Les auteurs s'intéressent à cette figure typique puisqu'elle leur permet de présenter certaines thématiques et problématiques d'une manière plus juste et en cohérence avec la vision unique de ce personnage, sans jugement, ni malice. Les personnages idiots ont un réel sens extra-diégétique. Souvent, l'idiot est représenté dans la littérature et la cinématographie comme un modèle pur d'innocence enfantine. Le but de ce tempérament est bien sûr que le lecteur sente une distinction entre le personnage et son environnement, souvent une société corrompue ou tout simplement le monde rationnel de l'adulte. Ce recul permet à l'auditeur ou au lecteur de mieux réaliser une réalité que tout être humain vit, le monde réel, par un regard externe qui ne comprend pas les règles. L'idiot peut aussi faire office de représentation d'un malaise social ou familial grâce à un langage non articulé, ou une critique sociale d'abus des minorités. L'intérêt d'étudier cette complexité psychologique est certain et l'idiot peut traduire certaines réalités mieux que quiconque par sa marginalité[3]. 

            Mon projet d'analyse portera sur la figure de l’idiot dans le roman américain Des souris et des hommes de John Steinbeck (1937) et le film danois Dancer in the Dark (2000) de Lars von Trier. D'une part, le roman Des souris et des hommes propose une amitié sans limite entre deux journaliers de la Californie (États-Unis), George Milton et un idiot ayant la manie d'étouffer sans le vouloir des animaux doux, Lennie Small, qui partagent le même rêve : posséder leur propre ferme agricole et quitter la misère de leur milieu. La qualité de l'œuvre n'est pas sujet à débat : l'œuvre est reconnue comme un incontournable de la littérature anglophone du XXe siècle et son auteur gagne le Prix Nobel de Littérature en 1962 pour l'ensemble de son œuvre. D'autre part, Dancer in the Dark, drame adoptant les styles de réalisme documentaire et de comédie musicale, se déroule dans les années 1960 et met en vedette une simple d'esprit d'origine tchèque ayant une vue dégénérative héréditaire, Selma, qui travaille d'arrache-pied dans une usine aux États-Unis pour garder des économies. Elle désire en effet payer une opération aux yeux de son fils afin d'empêcher sa future cécité. Ce film est acclamé par le 53e Festival de Cannes et y obtient le Prix d'interprétation féminine pour l'actrice principale, Björk, et la Palme d'or.

            Afin de rendre compte de la complexité de l'idiot littéraire et cinématographique dans Des souris et des hommes et Dancer in the Dark, l'analyse propose d'aborder la façon dont sont traités l'innocence et le tragique de l'existence des protagonistes.


L'innocence

            Afin de diriger cette prémisse dans la bonne voie, définissons le terme « innocence » selon le Petit Robert : « Qui ignore le mal, est pur et sans malice, trop grande naïveté ». Lennie, figure de l'idiot dans le roman de John Steinbeck, ne possède pas de jugement critique et de sens logique, d'où son innocence enfantine ; son jugement est comparable à celui d'un enfant, influencé par son entourage ainsi que son milieu.

           
Ainsi, lorsque Lennie tue des souris, des  lapins ou une femme, il le fait sans mauvaise intentions. Il désire seulement caresser ce qui est doux au toucher. Les mains de Lennie, du début du roman jusqu'à la fin, mains qu'il garde souvent cachées dans ses poches, en signe d'impuissance, sont symboles d'un danger « dévastateur et innocent »[4]. Inconscient de sa force physique, il tue autour de lui, mais ne réalise en rien les conséquences de ses actes, aussi gentils soient-ils à la base, ce qui le pousse au mensonge. Alors, afin de ne pas décevoir son ami Georges, il ment en prétendant avoir trouvé une souris morte, alors qu'il l'a lui même tuée, et l'avoir glissé dans sa poche pour la caresser avec son pouce. Sachant que Georges lui refuserait de s'occuper de leurs futurs lapins s'il disait la vérité, ceux qu'ils s'imaginent tout deux posséder lorsqu'ils auront réalisé leur rêve d'acheter leur maison bien à eux, Lennie ment sans malice. Cette attitude apparaît dès le début du roman : « J'sais pas pourquoi j'peux pas la garder. Elle n'est à personne, cette souris. J'l'ai pas volée. J'l'ai trouvée morte sur le bord de la route [..] J'faisais rien de mal avec elle, Georges. J'faisais rien que la caresser.»[5] Lennie tente également de se justifier devant l'exaspération de Georges. L'ignorance de ces capacités et de la nature même de ces actions révèle une innocence notable chez cet individu qui se considère lui-même non coupable de tout acte vil. De surcroît, il réagit fortement lorsque George le prive de sa souris ; il pleurniche, ne comprenant pas pourquoi George l'empêche ce moment de tendresse, signe d'une naïveté au-delà de la normalité. Afin de marquer l'ignorance de Lennie de ces propres gestes, Steinbeck l'associe souvent à l'animal, qui obéit innocemment sans réfléchir à un maître, George dans son cas : « La main de George restait impérieusement tendue. Lentement, comme un terrier qui ne veut pas rapporter la balle à son maître, Lennie s'approcha encore. George fit claquer sèchement ses doigts, et à ce bruit, Lennie lui mit la souris dans la main. »[6]. La comparaison dénote l'absence de prise de jugement critique de Lennie, dont la seule référence en matière de vérité est George. Son infériorité qui lui semble normale traduit également son innocence en ce qui concerne  sa propre condition.


Affiche du film Des souris et des hommes (1939)
(http://www.fan-de-cinema.com)
            
            Des souris et des hommes peut d'ailleurs être perçu comme une fable qu'il serait possible de raconter aux enfants dans le cas du style littéraire uniquement. Les phrases sont simples, l'univers plausible, les actions s'enchaînent dans l'ordre chronologique. Les dialogues, très présents dans le roman, traduisent l'innocence de Lennie par sa syntaxe simpliste. Ce choix de syntaxe et le vocabulaire restreint de Lennie dans les dialogues font davantage penser à un être vulnérable et impuissant qu'à un être fou ou diabolique. Tout comme le style conventionnel de la fable, Des souris et des hommes est construit dans un univers et des personnages plausibles, mais où certains éléments, même si le lecteur y croit, troublent la réalité, comme les manies de Lennie par exemple, de tuer, l'inconscience de sa force physique, ou le caractère surprotecteur de son ami George, qui ne le laisse jamais seul malgré sa difficulté à coexister avec cet être dépourvu d'autonomie. Jamais le lecteur ne croira Lennie, l'idiot, délibérément violent étant donné que son tempérament idiot se veut innocent même s'il commet des actes violents en soi. Les personnages secondaires du roman le considèrent arriéré, plutôt que dangereux, et ne le prenne jamais au sérieux, il en va de même pour le lecteur. Lennie est souvent appelé péjorativement, en raison de sa déficience intellectuelle, «bougre d'idiot » (p.37;168),        « bougre de loufoque » (p. 40), « j'dis pas qu'il soit intelligent, ça non » (p. 57), « si je t'étais parent, [en parlant de Lennie], j'me fouterais une balle dans la peau » (p. 59), « bougre de con » (p.70), « sacrément embêtant » (p. 83), « tout comme un gosse » (p. 84), « dingo » (p. 129)[7].  Lennie perd automatiquement sa crédibilité au sens critique auprès des autres personnages et du lecteur ; son innocence étant accrue par son  incapacité de raisonner. Son idiotie ne provient pas d'une maladie mentale, d'un traumatisme ou d'une carence émotionnelle. Elle fait partie intégrante de sa personnalité, le rendant marginal en raison de son incapacité de communication et de raisonnement dans un cadre rationnel. Il se distingue alors du fou, puisque ce dernier peut espérer retrouver sa lucidité, tandis que l'idiotie fait partie du tempérament de l'individu; il est indissociable et permanent.  L'idiotie n'est plus seulement un problème scientifique, il devient la propriété du domaine à la fois de la psychologie, de la neurologie, de la physiologie, du comportement et de la société.[8] La manière d'interagir de Lennie avec George se différencie d'une réaction normale; il est dominé en raison de son absence de jugement, laissant George déterminer le cours de sa propre vie, qu'il ne comprend pas, et prendre des décisions à sa place.
                          
Lon Chaney (Lennie) et Gurgess Meredith (George)
Of Mice and Men, film (1939) par Lewis Milestone

                        Dans Dancer in the Dark (2000) de Lars von Trier, Selma, la protagoniste, possède également un tempérament innocent puisqu'elle ignore le mal. Elle agit pour assurer à son fils une vie meilleure que la sienne ; ce but occupe entièrement Selma et l'écarte de toute autocritique de sa vie. Elle n'aspire pas à une vie plus noble et ne qualifie jamais son infériorité, due à son handicap physique et mental, de déplorable. Selma connaît sa condition d'ouvrière mais, en parfaite figure de l'idiot, elle accepte sa misère humaine comme vérité inébranlable[9].

             L'exemple le plus révélateur de son tempérament innocent est le monde de comédie musicale qu'elle invente. Ce monde mis en images par le réalisateur permet une insertion dans la pensée de la simple d'esprit et traduit son innocence, caractéristique primaire de l'idiot dans la fiction. De fait, ce monde de comédie musicale, qui rend justice à son tempérament naïf, apparaît lors de moments spécifiques dans l'intrigue, moments auxquels Selma veut échapper par l'imagination : à l'usine, son lieu de travail, sur la rail de chemin de fer, lorsque son ami Jeff soupçonne sa cécité, que Selma préfère garder secrète, dans la maison de Bill, alors qu'elle le tue dans le but de récupérer l'argent qu'il lui avait volé pour rembourser des dettes, dans la salle où elle est condamnée pour le meurtre de son ami Bill et lors de sa marche vers la potence où elle sera pendue. Les images elles-mêmes traduisent sa pensée. D'une part, les images très neutres, sans ornements, tournées en caméra traditionnelle, la musique de fond absente et les longs plans-séquences traduisent le côté très réaliste, quasi-documentaire, du film et ancrent l'œuvre dans un univers plausible à l'extérieur de Selma. D'autre part, le genre de la comédie musicale, aux images claires[10], à la musique qui apparaît subitement, aux chansons rappelant la forme de la comptine par sa simplicité, aux danseurs sortis de nul part, travailleurs, personnages du train, juges et témoins de l'interrogatoire judiciaire interprétant des mouvements aucunement en lien avec leur présence réelle dans le film, est exploité. Voulant rendre justice à son personnage principal, le réalisateur a eu recours à une panoplie de moyens afin de rendre ces images irréelles. Par exemple, pour une scène de chorégraphie alors que Selma fabule, il a eu recours à une centaine de caméras[11] afin de capter tous les mouvements, ce qu'un point de vue réaliste ne pourrait pas réaliser. Le montage rapide et abrupt d'images en devient quasi-irréel, tiré d'un autre monde. Les images se suivent et se confondent. La couleur, soit éclatante ou très sombre, n'est pas utilisée pour rendre justice à la réalité du décor, mais pour traduire l'état enfantin de Selma versus la dureté de la réalité. Le critique de 24 images, Gilles Marsolais, parle aussi d'« artificialité assumée » [12] pour décrire l'intention du cinéaste pour ce film dans la réalisation des images. La candeur de Selma, dont le raisonnement rassurant ne coïncide pas avec le cours tragique des évènements, de l'exposition de sa condition sociale, au meurtre jusqu'à sa condamnation, s'illustre par l'image de la comédie musicale. Le paradoxe entre le point de vue et la réalité, la lumière et l'obscurité[13], fait surface, permettant une coupure entre la rationalité et la perception subjective du monde.



Lars von Trier, Dancer in the Dark, 2000
(mouvement.over-blog.com)
 
                        L'agencement de ces deux genres cinématographiques, le réalisme documentaire et la comédie musicale portée à l'écran, permet une distanciation entre le réel et Selma, classant la protagoniste comme personnage marginal dans un univers teintée d'optimisme et de solidarité irréelle. Des paroles de chansons du film telles que we'll always be there to catch you, they just don't know us you see, there's nothing to be afraid of[14] mettent en lumière la trame naïve de sa pensée qui ne comprend pas la gravité des conséquences du meurtre et l'opinion négative de la société à son égard suite à l'acte. De même, elle réagit au malheur en s'imaginant dans ce qu'elle aime le mieux, le musical. Elle entend cette musique, elle l'invente et la vit. Ce mécanisme de défense psychologique ancre le personnage dans un univers irrationnel, d'ignorance, pur, sans menace extérieure ni malheur, où Selma est maître d'elle-même et de son destin grâce à des mouvements de danse disgracieux à la manière d'un enfant, et des sourires perpétuels. Elle s'y exprime dans ce qu'elle connaît : la simplicité langagière dans la chanson et la danse.

Lars von Trier, Dancer in the Dark (2000)
(http://theproseandthepassion.wordpress.com)
           
            En somme, les deux personnages de l'œuvre de Lars von Trier et de Steinbeck possèdent un tempérament innocent. D'une part, l'imaginaire développée de Selma et la simplicité de Lennie les entraînent vers un dépouillement de toute rationalité pour se diriger vers le rêve. D'autre part, les deux personnages sont inconscients de la gravité de leurs actes et de leur capacité. Leur ignorance les pousse vers une innocence vulnérable, essentielle à tout personnage typique de l'idiot.


Le tragique de l'idiot littéraire et cinématographique

           
John Steinbeck
(http://www.babelio.com)
Incapable de s'adapter au monde qui l'entoure, étant donné son ignorance de sa force physique et son idiotie, Lennie connaît un destin tragique dans Des souris et des hommes. L'œuvre de Steinbeck s'inscrit dans le courant naturaliste[15], qui a pour but de présenter et de critiquer une réalité sociale dans un contexte socio-historique réaliste de l'époque et clairement défini. Dans le contexte des années 1950, Steinbeck désirait critiquer les conditions déplorables et les injustices de la classe prolétaire[16] en contradiction avec l'idéologie de l'American Dream et du self-made man très en vigueur à l'époque et encore aujourd'hui aux États-Unis[17]. Frappé par la crise boursière de 1929, les États-Unis ont intéressé un regroupement d'auteurs, appelés la « génération perdue »[18], ou Lost Generation, dont John Steinbeck. Ces auteurs critiquent de manière pessimiste l'histoire américaine de leur époque et remettent en question les valeurs d'ancrage de la société américaine (rêve américain et libéralisme). Ces auteurs éprouvent du dégoût pour leur patrie et n'aspirent pas à un avenir meilleur pour leur société. De même, Lennie dans Des souris et des hommes, ne cadre dans une société américaine aux valeurs priorisant le potentiel et l'efficacité de chaque individu, d'où son rôle tragique dans l'œuvre à portée critique.

            D'une part, ce qu'on appelle le self-made man découle du libéralisme, idéologie au cœur de toutes les institutions américaines[19]. Chaque individu a le devoir de se créer lui-même, de découvrir son identité propre et d'utiliser son potentiel à bon escient. Il est une entité individuelle, indissociable de son environnement et de sa société, indépendante et responsable de son mérite et de son bonheur. Dans ce sens, toutes les minorités, qui ont des capacités limitées (monétaire, handicaps, ...) sont considérés responsables de leur condition et la société n'a pas le devoir de leur venir en aide. Cette notion du self-made man est critiquée par les sociologues dans l'ouvrage La civilisation américaine ; elle tend à rendre les individus refermés sur eux-mêmes et peu ouverts aux minorités ethniques, marginaux et classes pauvres[20]. Dans cette même optique, Lennie ne peut aspirer à une vie prospère au plan moral puisque son idiotie, analysée plus haut sous l'angle de l'innocence, l'empêche de se responsabiliser et le limite dans ses projets de vie. Afin de représenter cette première idée, Steinbeck confronte son personnage idiot à une mort tragique. En effet, voulant caresser tout ce qui est doux, Lennie est tenté de caresser les cheveux de la femme de Curley, l'administrateur des lieux, qu'il étrangle par la suite en toute ignorance de sa force physique. Cet acte, justifié par son idiotie, oblige George à tuer son ami Lennie pour l'empêcher de subir la peine de mort, qui aurait alors été inévitable. En bref, Lennie ne cadre pas avec les valeurs américaines de l'époque puisqu'il est limité dans la recherche de la réussite en raison de sa déficience mentale, illustrée par les meurtres qu'il commet jusqu'à son propre châtiment. Symbole d'imperfection sociale d'une classe minoritaire dans un espace américain aux valeurs moralement réfutables, Lennie ne peut mettre en pratique la théorie du self-made man, qui devrait s'appliquer à tous.

           
D'autre part, le rêve américain est aussi un concept social dominant à l'époque du roman de Steinbeck. Cette vision matérialiste de la vie humaine[21] tend à croire que l'être humain, peu importe son milieu social, sa culture et son environnement, peut réussir sa vie s'il y travaille. Ces illusions, qui ne tiennent pas compte du phénomène sociétaire, de la provenance sociale des individus, des limitations physiques ou mentales, et du niveau de vie différent à la naissance et durant l'enfance, sont erronées. Cette notion provient d'un désir des puritains à la fondation des États-Unis d'enlever à une monarchie élitiste, comme celle présente en Europe à l'époque, le droit au bonheur et à l'argent, en attribuant à tous le droit hypothétique d'y parvenir. Seulement, cette théorie ne fait, depuis ses débuts, qu'augmenter les inégalités sociales en punissant moralement les démunis, les marginaux et les pauvres en les considérant malhonnêtes ou paresseux. La peur de l'échec, lorsque le but ultime est la richesse matérielle, suit les Américains dans toute leur histoire culturelle, car nombreux sont ceux qui ne pourront y parvenir. Dans le roman de John Steinbeck, le rêve américain suit les deux protagonistes tout au long du récit. Cette idée conductrice soutient la fatalité du personnage idiot, qui représente alors toute une classe prolétaire ne pouvant aspirer à la réussite matérielle et au bonheur. Tout au long du roman, Lennie s'imagine posséder une ferme et ses propres animaux, et vivre de sa propre entreprise ; il rêve d'une liberté dans le travail et de sécurité, étant donné que George et lui sont toujours portés à voyager pour trouver de l'emploi. Les discours du rêve ne prennent jamais vie, mais se poursuivent jusqu'à la fin du récit. L'espoir des jours meilleurs force les protagoniste à donner un sens à leur existence sans réussite :


            -Allons, dit Lennie. Comment ça sera? On aura une petite ferme.
-On aura une vache, dit George. Et on aura peut-être bien un cochon et des poulets... et, dans le champ... un carré de luzerne...
            -Pour les lapins, hurla Lennie.
            -Pour les lapins, répéta George.
            -Et c'est moi qui soignera les lapins.
            -Et c'est toi qui soigneras les lapins.
            Lennie gloussa de bonheur.
            -Et on vivra comme des rentiers.[22]    

Le dialogue, forme récurrente dans le roman, est formé de phrases simples et courtes, et est toujours soutenu par un langage familier typique des ouvriers agricoles[23] dans un souci de réalisme pour les personnages. La répétition du rêve de George et de Lennie, dans Des souris et des hommes, à l'aide de phrases à la syntaxe semblable, accentue le mouvement d'espoir envers la réalisation de ce rêve et envers le futur, espoir détruit à la mort de Lennie. En somme, le personnage idiot de Steinbeck, dans sa fatalité, impose le constat suivant : « cette littérature engagée défend le droit des hommes à la dignité, refuse la misère, et dénonce un capitalisme qui exploite des vies et rend caduc le rêve américain [...] C'est un décalage insupportable entre la prospérité affichée par ceux qui profitent du libéralisme, et la pauvreté des ouvriers »[24], dans lequel misère et fatalité sont incarnées par le personnage idiot. 


Lars von Trier, Dancer in the Dark, 2000
(http://www.cinemaboyz.com)
             Dans Dancer in the Dark de Lars von Trier, Selma, faisant partie également de la classe ouvrière, puisqu'elle travaille en usine, vit une existence tragique. Malgré ses bonnes intentions de sauver la vue de son fils, elle fait confiance à Bill qui profite de sa candeur et de son handicap physique pour la manipuler et lui voler son argent destiné à payer l'opération. Étant donné sa simplicité d'esprit, Selma n'est pas crédible auprès de la femme de Bill lorsqu'elle lui affirme que l'argent volé est le sien. Se sentant obligé de tuer Bill pour récupérer l'argent, afin de sauver son fils, elle est désemparée ; les mouvements brusques de caméra permettent à l'auditeur de suivre le regard de Selma dans sa détresse de tuer son meilleur ami. Elle-même condamnée à mort, elle ne réalise pas l'absurdité de sa condamnation et assume la suite des évènements. Au final, l'argent donnera lieu à l'opération de son fils, but ultime de la vie de Selma, mais cette opération lui coûtera la vie, d'où le tragique de son existence. La mort devient inévitable et doit faire partie de la solution au problème. Selma devient un symbole criant concernant les questions éthiques et morales reliées à la peine de mort, en vigueur aux États-Unis, à l'époque de l'intrigue du film. L'erreur judiciaire peut-elle permettre la mort? Pour quelles raisons est-il moralement acceptable de tuer par punition? N'ayant pas les moyens pour un avocat, les classes plus pauvres sont plus vulnérables par rapport à une condamnation de cette envergure. Dans le film, Selma est d'ailleurs confronté à son manque de moyen financier et social au moment de sa condamnation. Faisant partie intégrante de la classe prolétaire, elle est également une immigrante d'origine tchèque qui dépend de Bill, le policier, pour avoir un logement. Jugée lors de l'interrogatoire pour son statut d'immigrante, Selma n'est qu'une minorité parmi d'autres ayant des difficultés sociales à parvenir au bonheur et à la réussite, étant donné son statut social. Cette injustice, que Selma ne perçoit pas, mais qui est bien réelle, est soulevée dans le film par le tragique de sa fin, mais également par son infériorité tout au long du film. Dancer in the Dark illustre la misère humaine des minorités grâce au tragique de Selma et remet en question la valeur de la dignité humaine, ainsi que la pertinence de la peine de mort.

Somme toute, les deux personnages des deux œuvres à l'étude connaissent une fin tragique en raison de leur tempérament de déficience intellectuelle légère traduite par leur innocence et leur langage. Ces deux personnages symbolisent la misère prolétaire et l'impossibilité d'atteindre la réalisation du rêve américain en raison de leur handicap. Les limites des minorités à aspirer à l'épanouissement personnel sont représentées dans les deux cas par le tragique de la fin de leur vie, qui marque la fin de l'espoir en la dignité humaine. Cette classe sociale limitée ne peut s'en sortir. Les deux personnages, Lennie et Selma, malgré leurs bonnes intentions respectives, leur soumission, leur travail acharné et  leur foi en la bonté humaine, ne s'en sortent pas puisque leur condition sociale ne le permet pas, dans un monde libéral régi par la réussite individuelle.

            En synthèse, les personnages idiots de Dancer in the Dark et Des souris et des hommes possèdent des caractéristiques en cohérence avec l'idiot typique dans la littérature et le cinéma moderne : l'innocence, l'ignorance du mal et l'existence tragique. Ayant un rôle central dans leur œuvre respective, les personnages idiots jouent un rôle symbolique de dénonciation sociale et questionnent la raison de vivre de tout être humain, les mécanismes sociaux entourant les classes sociales et les limites du système capitaliste, telles que l'injustice sociale ou les écarts de richesse. Ces êtres possèdent une innocence leur permettant un regard sans jugement sur le monde, laissant la liberté d'interprétation à l'observateur externe du récit véhiculé, soit par l'image ou le langage. Steinbeck et Lars von Trier placent leur personnage idiot dans les années 1950 et 1960 et, contraints par l'époque et le milieu, permettent de faire un constat sur la réalité américaine de cette époque, dont l'abus des minorités. Il serait intéressant, d'ailleurs, de comparer ce constat au film américain Forrest Gump, réalisé en 1994 par Robert Zemechis, où un simple d'esprit relate l'histoire des États-Unis de 1950 à 1980, assis sur un banc de parc. Plus précisément, il me semble pertinent de comparer les notions de minorités sociales avec ce personnage issu de l'art plus populaire. Le constat de dénonciation serait-il le même pour ce personnage simple d'esprit?


MÉDIAGRAPHIE


ARTICLES DE PÉRIODIQUE

Ansen, Davis, « Light and Dark », Newsweek, vol. 136, 2000, p. 13. (consulté sur Academic Search Premier le 7 mars 2013).

Klawans, Stuart, « Films », Nation, Vol. 271, n°12, 2000, p. 34-36. (consulté sur Academic Search Premier le 7 mars 2013).

Lavoie, André, « Chante-la ta chanson », Ciné-Bulles, vol. 19, n° 1, 2000, p. 16-17. (consulté sur Érudit le 9 février 2013).

Marsolais, Gilles, « It's so quiet », 24 images, n° 103-104, 2000, p. 50-51. (consulté sur Érudit le 10 février 2013).

Perreault, Luc, « Dancer in the Dark, cent pour cent pur », La Presse, 14 octobre 2000, p.C2. (consulté sur Euréka le 7 mars 2013).

Valade, Claire, « Dancer in the dark : on peut rêver », Séquences : la  revue de cinéma, n°211, 2001, p. 40. (consulté sur Érudit le 9 février 2013).


MÉMOIRE EN LIGNE

Ouellet, Julie, Le chien qui aboie et la rhétorique de l'idiot, Université McGill, 1998, p. 53-86. (consulté sur Érudit le 27 janvier 2013).

LIVRES

[Auteurs multiples], États-Unis, peuple et culture, Paris, 2004, Édition La Découverte, 222 p. (p. 81-83; p.110-113) 

Delmotte, Axel, La civilisation américaine, Paris, 2006, Éditions Groupe Studyrama, 156 p.
(p. 53-55; p.59).

Halliwell, Martin, Images of Idiocy, the idiot figure in modern fiction and film, Grande-Bretagne, 2004, Éditions Ashgate, 257 p. (p.1-26; p.139-154; p.215-234­).p. (p. 53-55; p.59).

Steinbeck, John, Des souris et des hommes, Paris, 2005 (1937), Édition Gallimard, 194 p.

Wiéner, Magali, Dossier in John Steinbeck, Des souris et des hommes, Paris, 2005 (1937), Édition Gallimard, 194 p.
 
FILM

Von Trier, Lars, Dancer in the Dark, Danemark, 2000, 141 min.


           


[1] J. Ouellet, Le chien qui aboie et la rhétorique de l'idiot, p. 55.
[2] M. Halliwell, Images of Idiocy, the idiot figure in modern fiction and film, p.145.
[3] Ibid., p. 147.
[4] O. Tomasini, « De la photographie au texte », in John Steinbeck, Des souris et des hommes, p.130.
[5] J. Steinbeck, Des souris et des hommes, p.37.
[6] Ibid., p. 37.
[7] Ibid.
[8] M. Halliwell, Images of Idiocy, the idiot figure in modern fiction and film, p.152.
[9] J. Ouellet, Le chien qui aboie et la rhétorique de l'idiot, p. 53-86.
[10] C. Valade, « Dancer in the dark : on peut rêver », Séquences : la  revue de cinéma, p. 40.
[11] A. Lavoie, «Chante-la ta chanson», Ciné-Bulles, p. 16.
[12] G. Marsolais,, « It's so quiet », 24 images, n° 103-104, 2000, p. 51.
[13] Ibid., p.50.
[14] L. Von Trier, Dancer in the Dark, 141 min.
[15] M. Wiéner, Dossier in John Steinbeck, Des souris et des hommes, p.141.
[16] M. Halliwell, Images of Idiocy, the idiot figure in modern fiction and film, p.147.
[17] M. Wiéner, Dossier in John Steinbeck, Des souris et des hommes, p. 144.
[18] Ibid., p.142.
[19] A. Delmotte, La civilisation américaine, p.54.
[20] Ibid. p.52.
[21] Ibid. p.52.
[22] J. Steinbeck, Des souris et des hommes, p.122-123.
[23] M. Wiéner, Dossier in John Steinbeck, Des souris et des hommes, p.155.
[24] Ibid., p.153.